Concise, critical reviews of books, exhibitions, and projects in all areas and periods of art history and visual studies
April 7, 2016
Eric Jan Sluijter Rembrandt’s Rivals: History Painting in Amsterdam, 1630–1650 Oculi: Studies in the Arts of the Low Countries, 14. Amsterdam: John Benjamins Publishing Company, 2015. 496 pp.; 329 color ills.; 297 b/w ills. Cloth $210.00 (9789027249661)
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La peinture d’histoire occupe une place singulière dans l’histoire de l’art hollandais du XVIIe siècle. Cette peinture universelle qui, contrairement aux genres, s’adressent aux talents particuliers, suppose la maîtrise de toutes les parties de la peinture, est considérée théoriquement comme «le degré le plus haut et le plus important de l’art de peinture» (Samuel van Hoogstraten). De la peinture, elle est considérée en effet comme la partie la plus difficile, qui exige d’idéaliser la nature visible d’après l’antique, les grands maîtres et les grandes fables poétiques et historiques et de représenter la figure humaine, ses mouvements comme ses passions.

Cette valorisation se traduit dans la théorie et dans la pratique. Comme l’a montré John Michael Montias, un quart des peintres répertoriés dans une ville comme Delft durant les deux premiers tiers du XVIIe siècle sont des peintres d’histoire, tandis q’un tiers des tableaux mentionnés dans les collections sont des tableaux religieux, mythologiques ou historiques et que ces tableaux sont les mieux côtés: le prix moyen d’un tableau d’histoire est supérieur d’un tiers à celui d’un paysage et de moitié à celui d’une nature morte.

Malgré cette réalité, qui contredit les clichés d’un Siècle d’or hollandais favorable aux genres et qu’il faudrait strictement opposer à la tradition narrative de l’Italie, l’historiographie consacrée à la peinture d’histoire hollandaise du XVIIe siècle demeure excessivement mince, malgré quelques synthèses. C’est dire, donc, l’utilité d’un ouvrage comme celui qu’Eric Jan Sluijter vient de publier, et qui propose un parcours exhaustif de la peinture d’histoire à Amsterdam entre 1630 et 1650. Fondé sur une connaissance précise de la documentation et de la bibliographie, et admirablement illustré, l’ouvrage est divisé en huit chapitres. Après une courte introduction où l’auteur justifie sa méthode comparatiste (3–5), le chapitre I fonctionne, comme il le rappelle en sous-titre, comme «an Introduction to the Golden Age of Amsterdam and its History Painters» (7–22). Les analyses proposées, essentiellement sociales et économiques, pose la question de l’émulation symbolique et matérielle au centre du propos («Competition, Reputation and Value», 19–22). Le dernier chapitre fait miroir à cette introduction récapitulant les personnages principaux de cette histoire, les mettant en relation aux autorités de Pieter Lastman et de Rembrandt, et procédant à quelques remarques sur les sujets et les prix des œuvres (385–99).

Les six chapitres médians organisent le matériau de l’étude. Consacré à Rembrandt et son atelier, le chapitre II occupe près d’un quart du livre (23–148), et les chapitres suivants sont connectés directement ou indirectement à la référence rembrandtesque. Dans le chapitre III (149–213) sont évoqués les peintres natifs d’Amsterdam qui, comme Claes Cornelisz. Moyaert, Adriaen van Nieulandt, Isaac Isaacsz ou Salomon Koninck, ont effectué l’essentiel de leur carrière comme peintres d’histoire et ont servi de points de référence à Rembrandt. Par contraste, les chapitres IV et V sont successivement consacrés aux «Modest Masters (David Colijns, Rombout van Troyen, Daniël Thivart, Jan Micker, 215–69), puis aux artistes qui n’ont été peintres d’histoire qu’occasionnellement (Thomas de Keyser, Nicolaes Eliasz. Pickenoy, Dirck Dircksz. Santvoort, Pieter Codde, Pieter Symonsz. Potter, 271–320). Les chapitres VI et VII font à nouveau référence au modèle de Rembrandt, par l’intermédiaire de «Two Minor Masters Looking at Rembrandt» (321–31), puis de la génération des plus jeunes élèves de l’atelier du maître (Ferdinand Bol, Gerbrand van den Eeckhout, Jan Victors) et de la carrière de Jacob van Loo et Jan Lievens (333–84).

D’un style limpide, parfaitement documentée, la démonstration de Sluijter montre comment Rembrandt a concentré ses efforts de peintre sur la construction d’une réputation singulière de peintre d’histoire, tourné vers la réélaboration des modèles des grands maîtres, notamment collectionnés par les conoscenti du Keizersgracht (39–42), mais aussi vers la promotion de l’étude expressive d’après nature, puisée dans sa pratique de portraitiste, et généralisée à l’ensemble de sa production (31–39). Cet ouvrage est donc une remarquable synthèse, au noble sens du terme, qui propose une nouvelle mise en perspective de questions et de problématiques qui, jusque là, n’avaient été étudiées que séparément. Si, donc, l’auteur de ce compte-rendu devait exprimer quelques réserves, elles seraient seulement la conséquence d’une analyse qui, tenant ses promesses, invite à des développements qui, par manque de temps, n’ont pu être proposés par l’auteur, mais le seront probablement à l’avenir.

Sans doute est-ce, d’abord, dans le domaine de la théorie de l’art, dont Sluijter fait d’ailleurs un usage régulier et pertinent, que nous aurions aimé des analyses plus longues. L’objet du livre de Sluijter, la peinture d’histoire, n’est curieusement jamais défini, alors que cette notion est loin d’être évidente à qualifier. La peinture mythologique, religieuse et allégorique constituant la référence à laquelle se référent une grande partie des artistes néerlandais du XVIIe siècle, y compris, et peut-être plus encore, quand ils ne sont pas des peintres d’histoire réguliers, il serait utile de comprendre comment ce modèle travaille et structure les genres de la peinture, comme le portrait, les scènes de la vie familière ou le paysage, où les enjeux de la narrativité et de l’effet sont de plus en plus présents tout au long du siècle. On peut notamment penser, pour en rester à Amsterdam, à Pieter de Hooch, Nicolaes Berchem, ou Bartholomeus Breenbergh, dont l’exemple est tout de même traité rapidement par Sluijter (127–48), mais qu’il aurait été intéressant d’intérer, au sein du chapitre V, dans une réflexion sur la contamination des genres par les valeurs et les règles de la peinture d’histoire.

Posant un nouvel objet, cette étude n’en demeure pas moins traditionnelle dans ses outils et ses références à l’historiographie. Quand Sluijter présente le peintre Joachim von Sandrart comme «an entirely different type of painter» (71) de Rembrandt, il nous semble reconduire l’opposition contestable, qui remonte à Jan Emmens, de Rembrandt et du soi-disant «classicisme» de certains de ses rivaux. Le fait est que Rembrandt fait autant appel aux modèles de la tradition antique et italienne que Sandrart ou Gerard de Lairesse. Il suffit de lire le premier pour constater l’attention qu’il accorde aux pratiques et aux principes de Rembrandt et le second pour se convaincre que, probablement, la peinture de l’artiste amstellodamois a probablement permis, plus qu’on ne l’a dit, un véritable renouvellement des solutions formelles, y compris auprès de peintres apparemment ou explicitement opposés à lui. Pour procéder à une telle révision historiographique, il faudrait sans doute commencer par souligner que Rembrandt n’est pas moins «classique» que Lastman, Sandrart ou Lairesse, mais qu’il l’est différemment, et que, d’une certaine manière, l’histoire de la peinture d’histoire néerlandaise est d’abord celle de la conquête, ou de la reconquête d’un «classicisme», décliné de différentes façons par les peintres amstellodamois du XVIIe siècle, et où il s’agit pour eux non pas seulement des rivaliser les uns avec les autres, mais aussi avec les grands modèles passés et présents de l’Italie, de la France et des Flandres.

Pour des raisons compréhensibles, Sluijter se concentre sur la peinture d’histoire à Amsterdam au milieu du XVIIe siècle, ce qui fait la force mais aussi la faiblesse de son étude. Le rôle qu’ont joué les maîtres italiens—et peut-être français, mais sans doute à partir du troisième tiers du siècle—dans la formation de ces peintres, souvent voyageurs, aurait mérité d’être véritablement traitée, d’autant que cette étude n’a jamais été effectuée avec rigueur. Plus cosmopolite et ouverte que les autres villes hollandaises, Amsterdam se prête au demeurant encore bien moins que Haarlem ou Utrecht aux distinctions schématiques d’une géographie artistique qu’il faudrait entièrement repenser, en commençant par décloisonner les logiques d’interprétation strictement spatiales, qui rappellent trop les découpages insatisfaisants et anachroniques par Écoles. Le découpage artificiel des Pays-Bas entre les «Flamands» et les «Hollandais», hérités des historiographies nationalistes du XIXe siècle, peut-il encore prévaloir alors que l’on sait que la mobilité des acteurs, des commanditaires et des objets était considérable? Même si elle occupe une place importante dans l’étude, le cas de Rubens aurait mérité d’être creusé, tant il est vrai que son œuvre, si présente dans l’œuvre des peintres évoqués, en fait un personnage paradoxalement centrale de la scène artistique à Amsterdam.

Plus généralement, il est frappant de constater comme les préoccupations des peintres d’histoire amstellodamois du milieu du XVIIe siècle rejoignent celles de leurs confrères italiens ou français. Quand Sluijter insiste sur le goût de Rembrandt pour les effets spectaculaires, narratifs ou iconographiques (49–50, 52–68), on pourrait remarquer que ce sont les mêmes questions qui agitent alors les peintres d’histoire parisiens, notamment autour de Simon Vouet, et dont les idées coloristes seront reformulées plus tard par Roger de Piles, qui s’appuie largement sur les modèles néerlandais de Rembrandt et de Rubens. Une étude croisée et transnationale de ces questions mériterait sans doute d’être menée.

Ces quelques réserves marquent les conséquences, et non les limites cette excellente première étude entièrement consacrée à la peinture d’histoire amstellodamoise du milieu du XVIIe siècle, qui, nous l’espérons, encouragera les historiens de l’art à repenser un Siècle d’or bien différent de celui que nous imaginions, il y a encore une trentaine d’années.

Jan Blanc
Professeur d’histoire de l’art, l’Université de Genève